entretien avec marie clair

Tu travailles sur iPad depuis plus de dix ans après avoir eu une pratique de peintre.
Qu’est-ce qui t’a poussé à choisir ce médium ?

Des circonstances. Je travaillais pour un ami qui m’avait demandé des dessins pour le chef étoilé Roellinger qui lançait à cette époque sa marque d’herbes aromatiques et d’épices. Donc j’avais fait des projets qui ont été appréciés et mon ami m’a dit : « ce serait vraiment bien si tu pouvais faire ça sur ordinateur ! ». Je n’avais jamais fait ça.
J’ai découvert cette technique et ça m’a vraiment impressionné de dessiner sur une table en regardant uniquement mon écran. L’iPad n’existait pas encore. Mais c’était fascinant de travailler de la sorte. Malheureusement le projet n’a pas abouti.

Cet « abandon » de la peinture n’a-t-il pas un rapport également au fait que ta production était très abondante et que tu commençais à manquer de place dans ton atelier ?

Ce n’était pas pour ça que je l’ai fait mais j’ai constaté qu’il y avait effectivement un gain de place et que je pouvais enfin déménager !
J’avais vraiment trop de toiles et je ne savais plus comment faire.

Durant tes études de peinture à Bruxelles dans les années 70, tu as choisis le crayon plutôt que le pinceau. Ce choix était curieux et tu renoues avec cette pratique aujourd’hui.
Qu’est-ce qui t’y a poussé alors ?

C’est tout simple. Quand j’ai commencé mes études de peinture, je n’avais pas d’argent pour acheter des pinceaux, des toiles, de la couleur.
Donc j’ai pris les moyens minimum pour pouvoir travailler à l’école c’est-à-dire des crayons, une gomme et du papier.
Un peu comme Frank Stella qui, pour produire ses premiers tableaux, a utilisé la peinture industrielle qui traînait dans son atelier...

dessin au crayon 1974

Dessin au crayon sur papier technique du carroyage, 1974

La majorité des travaux que tu réalises se fait sur base de photos que tu as prises, qu’est-ce qui te pousse à choisir une image plutôt qu’une autre ?

Il faut que l’image m’offre un challenge. Elle ne doit pas forcément être belle mais déceler des possibles sur lesquels je vais pouvoir travailler.
Ce peut être un contraste de lumière, de matières (du dur, du doux), ce peut être un petit élément végétal (la mousse qui enveloppe l’arbre et le sculpte), des éléments qu’on ne sait pas deviner d’emblée et auxquels je vais donner progressivement de la valeur.

Contrairement à une feuille de papier ou à une toile qui ont leurs formats propres, tes images sont « sans dimension ».
Qu’est-ce qui détermine le format de tes tirages, leurs supports d’impression ?

Pour certains, c’est le format de l’écran de mon ordinateur. Par exemple pour toute la série des travaux sur base de photos prises lors de trajets en voiture. De plus pour ceux-là, le type de tirage m’a paru évident. Papier HD sous verre acrylique. Sans bord, sans cadre. La vitre de la voiture, la vitre de l’iPad...
Pour d’autres, les images les plus complexes, je choisis dès le départ le coefficient de définition le plus haut. Ce qui me permettra d’agrandir l’image au maximum que je désire. Ce qui est nécessaire pour voir l’écriture, la gestuelle, la dimension picturale du travail.
En fait, tout se fait par traits, accumulation de traits, un trait à côté de l’autre, jusqu’à des centaines de milliers de traits... Et ce travail, cette gestuelle est profondément humaine.

dessin au crayon 1974

Érosion / Méditerranée, détails, 2023

L’ordinateur te permet d’enregistrer certaines étapes de la réalisation de tes dessins.
Ce sont des étapes journalières ? ou des séances de travail ? ou des étapes que tu choisis pour leur intérêt graphique ?

C’est pour leur intérêt graphique. Je peux travailler trois ou quatre jours sur la même planche et puis tout d’un coup je me dis « Ah, c’est pas mal ça » . J’enregistre l’image jusqu’à la nouvelle étape. Et ainsi de suite.
Mais j’aime bien toujours aller « jusqu’au bout de l’image ».

Certaines de tes oeuvres portent des numéros qui correspondent à une des étapes de leur réalisation.
Est-ce que toutes les étapes sont destinées à être éditées ou seulement certaines de celles-ci ?

Uniquement certaines de celles-ci parce qu’il y en a qui sont trop proches.

Le temps importe fort dans la réalisation de tes oeuvres dont certaines sont très fouillées.
Peux-tu nous donner une idée des heures que nécessitent certaines de tes réalisations ?

Je pense que, sur l’ensemble des dessins présentés, ça va de dix heures minimum pour les plus simples jusqu’à cent soixante-dix heures pour les plus complexes !

Quand on voit ton travail de loin, on peut s’imaginer qu’il s’agit de photos. Il se rapproche de ce courant qui a été l’hyperréalisme dans les années 80.
En quoi te démarques-tu de ce courant ?

L’hyperréalisme avait un fort rapport avec des images de la société de consommation et si au niveau de l’apparence, il peut y avoir des similitudes, mon approche est très différente.
L’exactitude quasi photographique de mes travaux n’est pas un but en soi. Il résulte d’une pratique patiente d’accumulation de petits signes abstraits... J’ai eu aussi une pratique de l’abstraction dans les années 80 avant de revenir à une pratique de l’image.
Mais ce qui m’intéresse c’est essentiellement le rythme qu’il y a dans la gestuelle et qui n’apparaît pas nécessairement. Maintenant, il est vrai que j’avais une certaine fierté et un certain plaisir quand j’avais un peu plus de vingt ans à produire des images proches de l’hyperréalisme...
Ce qui est intéressant avec l’iPad, c’est que tu peux agrandir la partie de l’image sur laquelle tu travailles et à ce moment-là tu rentres dans l’abstraction.
Tu joues avec les rythmes, les couleurs, la lumière et le détail. Généralement, je suis très concentrée et je laisse mon imagination interpréter ce que je fais. Te reviennent en mémoire certains chefs-d’oeuvre que tu as aimé et tu as l’impression de mieux comprendre la peinture.

eden 10, 2020

E.D.E.N. - 10, 2020

eden 10, 2020

E.D.E.N. - 10, détails, 2020

Les immenses portraits que Chuck Close réalisait à l’époque de l’hyperréalisme étaient effectués sur base d’une trame de carrés additionnés les uns les autres.
Utilises-tu parfois cette technique ?

C’est la technique du carroyage, la mise au carreau. Je l’ai utilisée à une époque et j’ai essayé de la réutiliser il y a deux, trois ans mais il n’y avait plus de nécessité technique. C’était de l’ordre du souvenir.

Une de tes oeuvres « I want more ! » qui comporte deux volets indépendants porte en sous-titre « de près » pour l’une, « de loin » pour l’autre .
Cette question de distance a l’air indispensable pour appréhender ton travail. Peux-tu nous en parler ?

Les photos que j’ai prises pour réaliser ce travail ont été faites lors d’une ballade dans les Hautes-Alpes, dans la vallée du Valgaudemar.
L’une cadrait une portion de paroi rocheuse que longeait le sentier, l’autre la pelouse d’alpage fleurie qui se trouvait à mes pieds. Et j’ai traité les deux images au même format, à pied d’égalité.
Il n’y a pas de points de fuite, ce sont de grandes surfaces planes, analogues au « dripping » de Jackson Pollock. Effectivement pour appréhender mon travail, il est nécessaire d’effectuer ce parcours physique du proche au lointain, de l’image à l’abstraction. Se rendre compte que finalement toute cette réalité représentée n’est qu’une accumulation de petits signes, traits, volutes, boucles, ratures, etc...

À propos d’ « I want more ! », peux-tu nous expliquer d’où vient ce titre énigmatique ?

J’écoute parfois de la musique en travaillant et ce jour-là j’écoutais une émission sur les femmes punk et leurs créations musicales. Au programme, des morceaux de Viv Albertine dont celui, plein d’énergie, qui porte ce titre. Comme mon travail était à mi-parcours, j’ai trouvé ce titre bien judicieux !
Je ne vais pas toujours dans cette énergie là. Parfois c’est le silence, parfois aussi Monteverdi, Ravel, Debussy, Bach. Les minimalistes aux musiques hypnotiques (Steve Reich, Phil Glass, Gavin Bryars) et puis pour refaire le plein d’énergie Patty Smith, Bowie, Brian Eno... !

eden 10, 2020

I want more ! De loin - 2, 2020

eden 10, 2020

I want more ! De près - 5, 2020

Et tes autres titres, d’où viennent-ils ?

J’ai toujours du mal à donner des titre à mes travaux. Heureusement, à côté de mon lit, j’avais un livre de haïkus de Jack Kerouac. J’ai commencé à lire en notant des mots qui me plaisaient et je les ai écrits sur un bout de papier. Puis j’ai regardé mes tableaux et j’ai choisi des mots ou des assemblages de mots qui me semblaient appropriés. C’est évidemment très subjectif. Mais l’exercice m’a amusé.

Pour revenir à la question de distance, quand on se rapproche de tes oeuvre le côté photographique disparaît et on se retrouve devant un réseau de traits qui confère à l’abstraction (comme les collerettes que portent les personnages peints par Frans Hals et qui deviennent de purs gestes picturaux).
Peux-tu nous parler de ce rapport à l’abstraction ?

Je crois que j’ai été très marquée par les dernières oeuvres de Monet qui confèrent déjà à l’abstraction et qui sont à la base de toute cette abstraction lyrique américaine qui viendra plus tard.
J’aime beaucoup Willem de Kooning, la force du trait, l’alliance de ses jaunes, ses roses ... sa demi figuration. Il a une écriture riche et sa peinture sensuelle déborde de matière et de vie. Il m’a beaucoup marqué même si ça peut sembler paradoxal par rapport à mon travail actuel.
Bon, à priori, il n’y a plus beaucoup de matière dans ce que je fais mais elle revient par un autre biais : le choix des supports, des papiers, le velouté et la profondeur des encres. C’est fou ce qu’un même dessin peut rendre en fonction du support sur lequel il est imprimé...

Peux-tu nous parler d’autres artistes qui t’ont marqué ?

Ce que j’ai aimé chez Gerhard Richter, c’est non seulement la plastique de ses tableaux, mais sa conscience du temps présent. Que ce soit par sa technique ou son rapport à la société dans laquelle il se situe.
Henri Matisse me calme, me fait réfléchir. Son dessin est pur et naturel. Sa couleur précise. Sa composition va de soi. Sensualité aussi. Dans toute sa peinture, la beauté est sans équivoque.
Mark Rothko, peinture magique, simplicité infernale parce que tellement complexe. Le sublime est mystique. Le parfait de l’imparfait, c’est lui.
Jackson Pollock, je l’envie parce qu’il me semble jouer à la peinture et j’ai envie d’entrer sur son terrain.
Dans les livres, j’ai apprécié Georgea O’Keeffe, sa peinture invite au voyage. J’ai vu dernièrement son exposition à Beaubourg, j’ai apprécié ses fleurs gourmandes comme le désir.
Et David Hockney qui dessine l’eau, l’espace et l’air avec de la couleur. Ses portraits sont vifs et lumineux, précis sans lourdeur aucune. Et puis, pour la petite histoire, nous sommes tous deux contemporains dans l’usage de l’iPad !
Je me rends compte que je cite beaucoup d’hommes, sans doute le résultat de mon éducation qui leur donnait la part belle. J’ai découvert récemment Kiki Smith. Son oeuvre est à la fois puissante et poétique. Son travail sans concession est féministe. Elle utilise avec beaucoup de liberté et de sensibilité de multiples médiums.

Les sujets de tes peintures étaient souvent urbains. Depuis que tu travailles sur ordinateur, ce sont presque toujours des fragments de paysage, de jardins, de potagers, des images issues de promenades, de visites de jardins ou alors prises latéralement lors de trajets en voiture.
Qu’est-ce qui a suscité ce changement de sujets ?

La rencontre avec mon compagnon actuel (toi !) qui m’a fait découvrir en Ardèche un endroit merveilleux, très isolé, et dans lequel on s’est beaucoup consacré à regarder le paysage, à essayer de l’améliorer, à réfléchir à son évolution avec le changement climatique. Et puis voilà, j’ai beaucoup dessiné.
Quand j’étais à Bruxelles, j’ai fait des paysages urbains avec les gens parce que les gens me passionnaient. En Ardèche, dans notre coin, il n’y a quasi personne à part nous deux mais je n’allais pas nous dessiner toute la journée ! Donc j’ai pris comme sujet ce qu’il y avait à proximité et la proximité, c’était le jardin, c’était le paysage.

paysage  urbain, 2007

Paysages Humains - Bruxelles, 2007

Il n’y a aucun effet dans tes dessins (alors que les fonctionnalités de l’ordinateur en proposent tant) et ce sont de simples traits.
Pourtant, pour quelques oeuvres, tu utilises certaines de ces fonctions pour réaliser des glissements, des dédoublements de l’image ? Peux-tu nous parler de ce qui t’y pousse ?

Par exemple pour les « Nymphéas », le travail a été fait sur base d’une photo que j’avais faite de l’étang de Monet à Giverny. Et au fur à mesure que j’avançais dans la réalisation du travail, je me suis mis à envisager de faire quelque chose qui se rapprocherait de la facture des Nymphéas de Monet.
J’ai eu l’idée de bouger légèrement les différents plans de mon dessin en faisant glisser les différents calques dont il est constitué. Pour avoir cette impression du mouvement, du vent qui effleure l’eau... Comme quand on marche, on ne voit pas de manière statique...

Les sujets que tu choisis sont à priori extrêmement séducteurs et confèrent parfois au sublime (la montagne), parfois au pittoresque (jardins, potagers), parfois à l’histoire de l’art (Giverny). Et d’une certaine façon, tu les remets « à plat » de part tes cadrages généralement décalés, de détails « sans importance » : une paroi rocheuse quelconque, une surface d’alpage, un sol caillouteux émaillé de fleurs.
Ce rapport à la planéité est-il important pour toi ?

Oui mais je crois que c’est pour une grande part inconscient. Les oeuvres qui m’ont marqué me traversent...

Prenons un tableau connu de Caspar David Friedrich « Un voyageur contemplant une mer de nuages » : un personnage romantique et solitaire vu de dos, campé sur un promontoire rocheux face à un paysage grandiose de montagne. Nous sommes là dans le sublime. Toi quand tu peins la montagne, ton attitude est tout autre. Rien de sublime. Rien de romantique.

Pour moi le sujet véritable, c’est la nature et non pas l’homme qui la regarde.
Ce que j’aime dans la nature, c’est le détail, j’aime regarder les petites choses, j’aime regarder la terre, les cailloux, les branchages morts, les plantes fanées, les mousses, les fleurs, ce qui est proche, ce sur quoi on pose, ou on évite de poser, les pieds. Ce qui n’exclut pas que j’ai en projet un travail avec de très vastes horizons !

Marie Clair à Saint-André-Lachamp

marie clair à Saint-André-Lachamp

Synthèse d’un entretien entre marie clair et Bernard Queeckers, réalisé le 8 octobre 2022 à Saint-André-Lachamp.